samedi 18 janvier 2014

Rien sans les habitants

Quartiers populaires/Cités sensibles
 A l'approche des élections municipales, les bonnes intentions vont fleurir autant que les promesses (« qui n'engagent que ceux qui les croient... » disait Pasqua, un grand serviteur de l'ordre libéral). La période est propice pour saisir l'occasion de resituer l'enjeu majeur que constitue la reconquête de la citoyenneté, en particulier dans les quartiers sensibles parce que les plus défavorisés où le fossé se creuse entre les habitants, les jeunes notamment et « les politiques » en général.
Il ne manque pas de discours moralisateurs et culpabilisateurs à l'égard des habitants comme s'ils étaient LE problème, alors qu'ils subissent -tout en disposant d'un logement alors que tant d'autres attendent- les effets démultipliés d'une crise sociale, économique, morale, politique.
Quand ils n'ont pas à y souffrir les humiliations insupportables liées à leurs origines, à la couleur de leur peau, à leurs croyances et coutumes, à se voir désignés à la vindicte comme fauteurs d'insécurité, d'incivisme, en feignant de ne pas voir que c'est sur le terreau de la crise, la plus profonde depuis 1929, que prennent racines et se développent l'intolérance, la haine, le racisme, le rejet de l'autre, les exclusions qui divisent la société et engendrent des replis communautaires qui aggravent encore un peu plus les tensions.
C'est alors qu'apparaissent les apprentis sorciers à l'extrême-droite et chez les fondamentalistes de toutes les religions, récupérant toutes les colères, même les plus légitimes pour les détourner vers  des solutions simplistes et radicales qui ont des relents de déjà vu, de déjà entendu, de déjà expérimenté : « chacun chez soi, les étrangers dehors, vive le droit du sang, la France aux Français, préférence nationale, rétablissons la peine de mort... » et tout ira mieux !
Comment en est-on arrivé là ?
Il ne s'agit pas seulement de constater que la vie quotidienne dans nos villes s'est dégradée partout et pour presque toutes les couches de la population, mais plus encore dans ces quartiers le plus souvent excentrés, accueillant des familles aux revenus très modestes, liés à l'accroissement d'un chômage très supérieur à celui des autres quartiers, entraînant des conditions de vie d'une grande précarité  auxquels s'ajoutent les difficultés scolaires, celles liées aux transports, aux soins, aux loisirs, à la dégradation de l'environnement, à l'insécurité, aux trafics en tous genres générateurs de violence.
Nul besoin d'être « un expert » pour savoir combien de difficultés s'abattent sur les familles modestes aujourd'hui plus qu'hier, du fait d'un pouvoir d'achat qui s'amenuise, d'une protection sociale qui recule, d'un avenir incertain tandis que la richesse s'étale à l'autre pôle de la société, le 1% de ceux qui ne connaîtront jamais les affres du chômage parce qu'ils n'ont jamais quitté la classe des très riches qui tiennent l'économie et la finances entre leurs mains et s'emploient à tenir les 99% dans une grande dépendance qui les contraint à renoncer à l'essentiel des besoins les plus élémentaires.
Car le chômage, ce n'est pas seulement une statistique ni la précarité une courbe sur un graphique, ce sont des réalités humaines, des fins de mois qui commencent avant le 15, des privations sur tout : la nourriture, l'habillement...ne parlons pas des loisirs, les loyers et les charges qui pèsent lourdement au point, trop souvent, de ne pouvoir être honorés. La galère, quoi !
C'est ce sentiment d'injustice y compris dans un pays « riche » comme le nôtre, qui provoque l'exaspération de celles et ceux qui créent les richesses et à qui l'on fait subir l'austérité renforcée pour sauver les privilèges de ceux qui s'approprient les fruits d'un labeur chichement payé à ceux qui n'ont que leur travail pour vivre, et encore pas toujours, ce qui est le comble de l'humiliation.
Comment, alors qu'il n'y a jamais eu autant de richesses de créées par le monde, ne pas être écœurés d'autant d'inégalités qui se creusent tandis que ceux qui nous gouvernent paraissent plutôt bien traités et à l'abri du besoin. Il y a du cynisme à nous expliquer qu'il faut accepter les sacrifices auxquels échappent ceux qui sont aux commandes des institutions qui nous ont mis dans cette situation !
Et pas par incompétence, par choix politiques qui ont conduit à la désindustrialisation de nos territoires, à la liquidation de notre agriculture paysanne. Les emplois perdus, juraient-ils, seront compensés par le développement des nouvelles technologies, du secteur tertiaire, dont le tourisme devait être la locomotive, dans une région comme la nôtre. La réalité est tout autre.
Les délocalisations, la concurrence
« libre et non faussée », la soumission aux exigences des marchés financiers, l'Europe des marchands, contre les peuples, la mondialisation capitaliste...ont fait le reste. Accentuant toutes les inégalités sociales, la précarité, la grande pauvreté qui frappent durement les habitants de nos quartiers populaires.
Un rapport qui décoiffe
C'est celui remis en juillet 2013 au Ministre de la Ville par Marie-Hélène Bacqué, sociologue et Mohamed Mechmache, responsable du collectif « AC Le feu » qui plaident pour une réforme radicale de la politique de la ville à partir de l'implication de ses habitants.
Ils partent d'un constat sans appel : toutes les politiques de la ville sont à bout de souffle dans le sens où elles se font faites sans les habitants de ces quartiers comme véritables maîtres d'ouvrage des réponses à leurs problèmes. Et non pas seulement sollicités pour donner un avis, dans le meilleur des cas, à l'institution qui gère les fonds alloués. Au demeurant insuffisants et dont l'utilisation manque de transparence.
Et rien n'a véritablement changé dans l'évolution des différents quartiers en termes de qualité de vie et d'accès aux services publics, à une bonne formation, à un emploi, au logement...Les discriminations y sont toujours ressenties comme une profonde injustice.
Ce qui est de nature à entretenir le sentiment d'une fatalité et donc rend encore plus difficile de faire évoluer les mentalités de part et d'autre, élus et habitants, alors que la crise s'approfondit et que le fossé n'a cessé de se creuser entre les uns et les autres, ceux qui ont le pouvoir et ceux qui n'en ont pas. Et qui finissent même par  ne plus aller mettre un bulletin dans les urnes tellement ils ont l'impression que ça ne va rien changer.
Les majorités politiques alternent mais rien de concret, si ce n'est en pire, ne sort de l'alternance : les sacrifices pour les plus démunis, les profits et les privilèges en haut de l'échelle sociale ! D'autant plus décevant que dans ces quartiers les populations majoritairement avaient encore voulu croire à des promesses de changement de cap...à gauche !
Ce n'est évidemment pas une raison de renoncer à peser sur le cours de la politique et, en premier lieu, au niveau où la vivent -ou plutôt la subissent- les habitants et où se posent tant de problèmes.
 Rien sans nous !
C'est le défi que lance le rapport au gouvernement : il faut changer de logique, non pas dans une visée récupératrice et électoraliste, mais miser sur la capacité d'agir des habitants qui aspirent à accéder à de réels pouvoirs de décisions et pas seulement à travers des assemblées élues à qui ils délèguent des pouvoirs pendant plusieurs années.
On peut être sceptique sur la levée en masse des habitants de nos cités pour élaborer des cahiers de revendications, se mobiliser pour les faire aboutir ou s'opposer à des projets élaborés sans eux et leur paraissant non prioritaires ?
cité la beaucaire
On peut aussi deviner la résistance de certains élus ne voulant pas perdre leurs prérogatives faisant valoir qu'ils appliquent le programme sur lequel ils ont été élus et qu'ils traduisent chaque année par le vote d'un budget qu'ils auront seuls la responsabilité de mettre en œuvre.
Mais n'est-il pas souhaitable d'avoir à faire à des  citoyens-acteurs qui veulent se prendre en charge et veiller à l'intérêt collectif, aux solidarités, à une démocratie qui ne soit pas que délégataire ?
Il n'est pas anodin que, dès l'introduction, les deux auteurs situent leur approche dans  « une perspective de transformation sociale »  en ayant conscience « que souvent les plus précaires et les plus discriminés restent en dehors du jeu et même parfois que les décisions soient prises à leur encontre... »
Ils plaident « pour des politiques publiques co-élaborées et qui s'appuient sur les initiatives citoyennes...sur le pouvoir d'agir des citoyens et sur la reconnaissance des collectifs amenant à dépasser la hantise française du communautarisme... »
Le rapport développe une vision sans angélisme mais invite « à sortir du discours réducteur sur le ghetto ce qui n'implique pas d'entériner la ségrégation spatiale mais bien de reconnaître le rôle et les spécificités de ces quartiers y compris dans l'innovation... » Notant au passage que « le contexte actuel apparaît alarmant. La montée de l'islamophobie qu'a alimenté le débat sur le port du voile ne peut que contribuer à exacerber des formes de repli communautariste, à radicaliser les discours, à créer des bases d'affrontements stériles... »
Il y a un gros travail de terrain et de recherches, de propositions (31) qui ne vont pas de soi, pas un rapport de complaisance qui, comme les précédents, ne laissera que peu de traces dans l'histoire, une fois passé à la moulinette du gouvernement, gardien-de-la-sagesse-de ce-qu'il-est possible-de-faire-dans-un-contexte-aussi-contraint...Car, et c'est bien là tout ce que le rapport veut faire radicalement évoluer, l'institution politique (l'Etat ou les collectivités) ne saurait avoir en toutes circonstances le dernier mot.
Pas plus qu'ils ne prétendent avoir la science infuse. Simplement persuadés d'avoir touché du doigt ce qui bloque l'investissement citoyen : le sentiment qu'on l'écoute mais que ses pouvoirs sont limités, y compris sur son lieu de vie (on pourrait aussi inclure le lieu de travail où se posent le même type de rapports de domination).
La démarche, on l'aura compris, est moins quantitative (encore que...les crédits ça compte) que qualitative : faire s'impliquer les intéressés pour peu -mais c'est énorme- qu'ils se sentent investis de responsabilités et de pouvoirs de décisions. Qu'ils se sentent considérés, plus marginalisés. Et pire encore suspectés !
Une démarche authentiquement autogestionnaire, comme ces entreprises de l'économie sociale et solidaire qui prouvent qu'il est possible de gérer une entreprise sous la forme coopérative, sans viser l'accumulation du capital comme but ultime mais seulement comme moyen de production. Une conception fondée sur le partage des responsabilités, sur la participation active de chaque salarié, disposant de tous les éléments de la gestion et conscient qu'une gestion saine et perenne nécessite de prendre des décisions véritablement collectives dans l'intérêt commun et non pas dans l'intérêt d'actionnaires qui, parce qu'ils disposent d'un droit de propriété (qui leur rapporte beaucoup d'argent) décident de ce qui est ou non rentable...du point de vue de leurs seuls intérêts.
On touche là au cœur de la crise, aux limites du système capitaliste qui ne veut aucun frein à sa soif de profits, soumettant les Etats et les peuples à sa conception des rapports sociaux : les possesseurs de capitaux, maîtres de l'économie et de la finance, une infime minorité, qui tiennent à leur merci le sort de l'immense majorité de la planète. Réussissant le tour de force de laisser croire que « ce sont les riches qui donnent du travail aux pauvres... »
Le défi consiste justement à s'affranchir de cette domination partout et à maîtriser la finance pour qu'elle soit mise au service de l'emploi, de la formation, de la recherche, des services publics,  du pouvoir d'achat, bref de la justice sociale et de la protection de notre environnement.
Tout est possible si l'on se rassemble pour sortir de la spirale qui nous enfonce et nous divise, nous isole pour exprimer notre soif de vivre dans la dignité, notre exigence de justice et de solidarité. Dans le respect de toute notre diversité.
René Fredon

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